Vols en Himalaya

Texte Luc Armant (Parapente Mag N° 113)

Liberté

Mon projet : un grand vol bivouac le long de l’arc himalayen. Marcher et surtout voler pour faire défiler jour après jour des montagnes inconnues. Trouver un équilibre dans ce nomadisme aérien et Vivre librement une grande aventure…

21 mars, 90 km…

J’établis mon camp de base à Bir, au pied du Dhauladar. Le Sud-Ouest de ce massif offre un terrain de jeu de plus 50 km de long avec une aérologie facile et abritée. Le premier mois, j’y volai presque tous les jours. En montant à pieds décoller, j’essayais de me forger une forme physique et mentale contre les maladies et la solitude. Puis des parapentistes étrangers sont arrivés. Ils m’ont aidé à enfiler ma peau d’aventurier en piquant gentiment mon orgueil quand, par faiblesse, je prenais comme eux un taxi pour monter décoller, ou quand à la fin de la journée, ils me voyaient rentrer une fois de plus au bercail, d’un énième aller-retour à Dharamsala. Trop enneigé, trop venteux, trop froid, trop stable, trop humide, trop malade… mes excuses pour retarder mon départ ne manquaient pas ! Mes camarades s’en amusèrent et finirent par ne plus me dire adieu au décollage.

C’est alors que je reçus un message de Philippe Nodet : peu importe les conditions, l’essentiel est de se mettre en route. Il avait raison… Philippe devait partir dix jours plus tard de la frontière Népalaise. Je pensais aux probabilités de croiser sa route dans l’immensité de l’Himalaya. Je rêvais d’une longue quête, de village en village, et de retrouvailles finales…

22 mars, féerique vol de 76 km.

Sur le décollage, Owen, ce vieux loup de mer, lisait clair dans le ciel. Je revois son dernier signe d’adieu avant mon envol. Les vautours rappliquèrent aussi pour enrouler en ma compagnie le premier thermique du jour. Pour la première fois, le vol n’était plus un passe-temps ou un entraînement, mais l’instrument de ma liberté, d’une migration vers l’Est, vers ces montagnes que j’avais scrutées tant de fois.

Après une heure de cheminement facile vers le Sud-Est, je coupai définitivement le cordon en basculant dans une vallée plus au Nord. J’étais déjà dans des contrées où personne n’a jamais vu de parapente, où les gens hurlent et sifflent quand ils me voient. La suite du vol fut délicate à cause du vent sec d’altitude et de la stabilité en basse couche. Cependant, je volai sans pression, déjà loin et excité à l’idée de me poser et de déballer sur un sol nouveau le petit paquetage qui serait, dès lors, ma maison.

Ma route semblait se situer sur un bon axe de confluence entre brise et vent. Je trouvai de rares mais très puissantes ascendances. Dans ces contrées, il est peu probable de passer à côté d’une ascendance sans la voir : elles sont peuplées de graines volantes, papillons blancs, rapaces et vautours.

Après avoir traversé la vallée qui monte à Manali, je raccrochai un cheminement facile au-dessus d’une montagne très cultivée. Je pris le temps de tout enrouler et de me régaler de l’effet que produisait mon ombre sur les populations. Quand, le soleil déjà bien bas, je parvins au-dessus d’un magnifique village d’altitude, les cris enthousiastes sortant des maisons accueillantes me firent hésiter à continuer le vol. Je finis 10 km plus loin, dans les derniers rayons du soleil, au-dessus d’un autre village non moins haut perché et non moins magnifique, surfant les cris en compagnie d’une bande de vautours ayant manifestement choisi le même endroit que moi pour passer la nuit. Après un posé délicat sur l’étroite crête, je n’avais plus qu’à me laisser bercer par l’accueil chaleureux de ce peuple de montagnards beaux, fiers et courageux. La nuit, enfin seul, scrutant ma photo satellite à la frontale, je rêvai que la suite de l’aventure soit aussi féérique.

25 mars, 4810 m, 91 km.

Après avoir décollé au beau milieu des villageois, le premier thermique enroulé me confirma la présence d’un fort vent de Sud. Après une longue bataille, j’abdiquai sur le plateau en contre-bas et me laissai envahir par la foule, hystérique de m’avoir vu descendre et remonter par deux fois avant d’atterrir. Toutes les écoles alentours avaient arrêté leurs cours, les paysans abandonné leur champs, les femmes leurs charges. J’étais peut être le seul à ne pas être joyeux. Déçu par mon vol, je voulus me punir par une longue marche difficile. Je continuai donc ma route à pied, mon escorte s’égrainant peu à peu, chacun cherchant à me dissuader de partir seul dans les hautes forêts enneigées où rodent tigres, ours et autres bêtes légendaires.

Après une longue et laborieuse marche dans la neige, j’arrivai de nuit sur un col et m’installai dans une sinistre cabane de planches ouverte à tous vents. Je n’étais pas prêt pour la vraie solitude que procure la montagne quand il fait mauvais. L’esprit chagrin, emmitouflé dans ma voile, je tâchai d’avaler des amandes, avec le sifflement du vent fort dans les sapins pour unique compagnon d’obscurité.

Le lendemain, mon corps était fourbu et engourdi, mes chaussures trempées, le vent fort et glacial. Sans savoir vers où, je montai au ralenti dans la forêt. Le vent faiblissant sous un ciel sombre et bas, une piètre trouée dans la forêt me décida pour une lâche tentative de décollage qui se finit par un roulé boulé dans les broussailles… comme on se ravise après l’idée de se jeter d’un pont dans un fleuve profond. Je passai le reste de la journée dans une brume glaciale à purger ma peine, buvant de la neige fondue et m’occupant à quelques travaux de couture ou à la recherche du meilleur endroit pour passer la nuit.

Je trouvai un sous-sol où du foin avait été stocké. Avant de m’y engouffrer, je regardai la lune dans une déchirure du brouillard et entonnai quelques chansons mélancoliques.

Au matin, en sortant de ma tanière, je reçus avec gratitude les premiers rayons du soleil d’une journée prometteuse. A moins d’une heure de marche, je trouvai un décollage sur une pente herbeuse. Avant de me lancer, je pris le temps de bien observer les vautours. J’avais besoin d’un bon gros vol pour me remonter le moral et retrouver de la sérénité.

Le début du vol se déroula formidablement bien. Je fis une quarantaine de kilomètres vers l’Est, le long de versants Sud généreux. Mais arrivé plus près des très hautes montagnes, le vent de Nord se fit davantage sentir tandis que la brise disparaissait tout à fait. Je coulai sous une terrible couche d’inversion qui baignait une large vallée. Poussé par la brise, je passai de justesse une première crête sans rien trouver de digne pour boucler un seul tour. J’échouai finalement sur une petite crête qui descendait dans le fond de la vallée, en contrebas d’un gros village. Elle ramassait un peu de brise contenant de petites bulles turbulentes. J’étais sourd aux appels des nombreux villageois accourus pour me voir poser. j’aiguisai ma patience, troquant l’ardeur de la lutte contre l’espoir d’échapper à cette fournaise de fond de vallée. Après une heure de bataille, accrochant péniblement des bulles par demi-ailes, je dominai enfin le village maintenant secoué par une sorte d’hystérie rageuse de me voir finalement m’échapper. Quelques épisodes très secouants plus tard, j’accrochai enfin une haute crête, bien au-dessus de l’inversion et des brises fortes, mais encore bien en-dessous de petits cumulus tout blancs. Un premier thermique large et puissant me monta d’un millier de mètres puis hésita étrangement sous les 4810 m, dont la symbolique dérangeait ma concentration. Je me recalai sous quelques barbules et atteignis finalement les 5100 m, l’euphorie effaçant la déprime des jours passés. Le reste du vol se passa dans la joie, sans grosses erreurs. En remontant régulièrement à plus de 4500 m, je glissai jusqu’à une gigantesque paroi rocheuse exposée au soleil couchant, dont la crête montait vers un col à plus de 4000 m que je me jurai de passer avant que le soleil ne disparaisse. Mais le reste d’énergie de la pierre chauffée était bien dur à exploiter. Un vent de Nord ayant repris de la vigueur balayait toutes les ascendances qui n’étaient pas collées aux cailloux. J’abandonnai ce périlleux travail de pilotage et me jetai vers le col en longeant une pente chargée d’une épaisse poudre blanche magnifiquement vierge.

Quand le col apparut devant moi, tout en rondeur enivrante, je compris pourtant que si je me ratais, si ma sellette touchait  cette attirante douceur, je risquais d’avoir à passer ma dernière nuit en sa glaciale compagnie. Je passai finalement le point de non retour à moins d’un mètre sol, des flots d’adrénaline coulant victorieusement dans mes veines. S’en suivit une longue et douce glissade le long de belles pentes pour finir par traverser une vallée perdue dans le soleil couchant.

Les pentes très boisées que j’avais choisies pour passer la nuit étaient brossées par une forte brise descendante. Je posai indemne entre deux arbres en me jurant désormais de ne plus forcer inutilement ma chance. Je fis un signe amical aux trois solides montagnards qui me contemplaient de loin avec un air méfiant. L’un deux m’invita à dormir dans le rustique chalet qu’il avait construit avec son frère pour leur famille en taillant à la main de lourds troncs de pin. La nuit rassembla toute la famille dans l’unique pièce autour d’un feu prodiguant chaleur, lumière et cuisson. L’air saturé de fumée me faisait pleurer, ou bien était-ce cette famille si pauvre et pourtant si accueillante et généreuse, ces enfants crasseux déjà adultes ?

26 mars, colère, 67 km.

Après 3 heures de marche dans la forêt, je débouchai en haut d’une gigantesque falaise exposée Sud-Ouest. La forêt s’arrêtait au bord de la falaise. Je parvins à dégager à temps un carré d’herbe pour étaler la voile et faire un pas avant de me jeter. La falaise exhalait par intermittence une brise mince où s’incrustait parfois un flux de Sud-Est. Je ne pouvais prendre le risque d’attendre davantage. Je décollai pour tenter de rejoindre, de l’autre côté de la vallée, une pente mieux exposée au soleil. J’y arrivai bas et m’y maintins une heure, bloqué par la couche d’inversion avant d’abdiquer au fond de la vallée.

A la vue des premiers cumulus bourgeonnant à des hauteurs sidérales, ma colère l’emporta sur la fatigue. Je laissai sur place les curieux arrivés en masse et j’attaquai en courant l’ascension de la forêt ! Deux heures plus tard, à bout de force et déshydraté, arrivant non loin du point où la forêt s’arrêtait au pied d’une falaise, je m’assis pour souffler et tenter de réfléchir. La forêt était constituée de hauts et vieux pins dégarnis laissant passer entre leurs troncs une brise erratique et quantité de papillons. A cet endroit, la pente était telle qu’en décollant bien dans le cycle, du pied d’un des pins, j’avais une chance de passer au-dessus des suivants… à condition de réussir à me faufiler. Je crus entendre un nouveau cycle arriver, mon visage reçut un souffle et, le cœur battant, je me lançai. Etonnamment calme et précis, je sortais doucement des frondaisons, mes bouts d’ailes frôlant les branches, mes pieds foulant les arbres. Tout juste à l’air libre, je me fis cueillir par un bon thermique, confortablement calé au milieu des papillons. Les montagnes en furent remerciées par mes cris de joie. Les thermiques hachés par la brise forte furent comme des cadeaux inespérés. Je pensais naïvement en avoir fini avec les difficultés…

Mais je m’aperçus bientôt que je n’arrivais pas à maintenir le cap en transition accélérée, la faute à une clef pernicieuse. De rage je plongeai vers une clairière dans la forêt d’une pente sous le vent, ayant repéré non loin, un possible redécollage au vent, que je décidai de rejoindre en courant, la voile en boule. En réalité, le décollage n’était pas si proche et je dus batailler un moment dans la gadoue glissante, la neige et les fougères. Enfin arrivé, ma voile était remplie de broussailles.

La brise soufflait à 40 km/h et aucun thermique n’osait montrer le bout de son nez. Je fuis vers le fond de la vallée où j’aperçus au loin une tête de relief où j’espérais trouver un étroit ascenseur à brise. Quand je le rejoignis enfin, j’étais presque trop bas pour échapper à la gourmandise d’une forêt furieusement secouée. La remontée fut chaotique, comme souvent dans ces appuis étroits qui séparent en deux la brise très forte. Enfin arrivé en haut, je me retrouvai à nouveau à reculons le long de la crête, sans davantage de thermique pour me secourir. Je choisis de basculer du côté légèrement sous le vent, anticipant un meilleur appui plus loin. Je faillis regretter ce choix tant j’eus à me battre bien bas, jusque dans un cul de sac où les brises se transformaient petit à petit en un gigantesque thermique qui me propulsa à près de 5000 m. Les 50 derniers kilomètres du vol se déroulèrent sans histoire le long de reliefs à plus de 4000 m m’offrant de gros thermiques. L’un d’eux me hissa à 5200 m. Une longue glissade du soir dans un air porteur me permit d’atterrir sur la place d’un gros village envahie de centaines de villageois à l’hilarité contagieuse.

27 mars, 80 km.

Je trouvai bientôt une belle pente en herbe exposée plein Sud pour regarder corbeaux et vautours se battre dans le vent fort. Ma patience fut récompensée 3 heures plus tard quand le vent s’arrêta enfin et qu’un puissant thermique me propulsa à 4000 m. S’en suivirent 2 heures de vol facile avec des plafonds confortables à 4500m. Une longue transition se profilait à l’horizon. Je me devais d’assurer mon plafond car les conditions commençaient à faiblir. En compagnie de respectueux vautours, j’étais concentré dans la tenue d’un solide noyau qui allait  probablement me conduire à la base d’un petit cumulus, lorsque un gros rapace débarqua dans le thermique, fit fuir les vautours et me fit de drôles de coupures de trajectoires. Puis le rapace fit un premier piqué dans ma voile. Mes cris stoppèrent un deuxième piqué. Je quittai à regret l’ascendance pour ne pas risquer de me faire démolir par ce volatile vindicatif. Cette hostilité soudaine avait mis à mal mon mental et l’heure de vol qui suivit fut plus laborieuse. Mais la fin de journée m’offrit un dernier beau défi… Un magnifique décor de haute montagne défendait un col haut perché que je passai une heure plus tard, au terme d’une jolie partie de pilotage au ras des falaises et des pentes enneigées. Une clairière déserte dominant une falaise  exposée aux brises et aux rayons du matin, me décida pour un bivouac solitaire d’altitude. Un bonheur vivace trônait en moi comme mon matériel dans l’herbe fraiche. Je n’aurais pas à le replier, je pourrais dormir sur cette superbe pelouse où je venais de poser, je pourrais y décoller le lendemain…

28 mars, Nanda Devi, 73 km.

Le lendemain matin, tout juste décollé, je crus bien que j’allais couler le long de la falaise. Un bon vent de Nord descendait des montagnes par la grande et profonde vallée. Tandis que j’évoluais tant bien que mal dans un air sec turbulent et imprévisible, je m’encourageai par la perspective d’une masse d’air plus facile, matérialisée à l’horizon par d’alléchants petits cumulus. Deux heures de bataille furent nécessaire pour l’atteindre. Je retrouvai ces masses informelles avec un sentiment de confort et d’abri et le jeu redevint plus facile. Je naviguais, fidèlement à mes prévisions du matin sur la photo satellite,  trouvant le bon équilibre entre trop contourner les grandes crêtes qui descendaient vers le Sud (et se retrouver dans la stabilité et les brises) et trop s’enfoncer vers les hauts massifs (et se retrouver coincé sous des cols trop hauts).

Cependant, une heure plus tard, la partie redevint délicate à cause de la couverture nuageuse de plus en plus importante et des plafonds de plus en plus bas, laissant à peine de quoi passer les cols. Je finis par perdre mes repères et l’organisation des brises et des vallées m’échappa tout d’un coup totalement. Après quelques kilomètres de tâtonnement, j’échouai finalement dans petit bout de dynamique au-dessus d’un petit village. Mes derniers et tenaces ébats avant l’inéluctable démission mirent le village en ébullition. Des groupes couraient dans tous les sens, sans doute ceux supposés de mon atterrissage tant désiré. Une fois posé, je laissai ma frustration s’étouffer sous la clameur aimable des villageois. La soirée se déroula calmement, recevant depuis ma chambre les plus notables des villageois par petits groupes successifs.

29 mars, frontière, 65 km.

L’aube était peu engageante. Des bancs de stratus bas se profilaient au Sud de la vallée. Une masse d’air humide s’était incrustée dans les basses couches durant la nuit. A 7h30 du matin, les premiers cumulus apparaissaient bien en-dessous des crêtes. En moins de 2 heures de marche, je trouvai un beau décollage. A 9h30 je décollai d’un alpage à 2900 m, quelques dizaines de mètres au-dessus des cumulus déjà nombreux, sans espérer davantage qu’une longue glissade avant l’orage. Pourtant, je voulais donner à la journée toutes ses chances et je m’obstinai à rester patiemment collé dans l’étroite zone entre nuages et relief. La suite s’est bien déroulée dans un paysage étonnement facile. Il n’y eut aucun col difficile, aucune falaise vertigineuse soufflée par le vent ni aucune sauvage étendue de neige, mais de rondouillardes collines bien disposées dans le flux des brises, pavées de gentils cumulus et me rappelant un peu les ambiances de vol de l’arrière pays niçois en hiver.

Avec de telles conditions, voler en transition, en thermique ou en cheminement, m’était devenu suffisamment naturel pour qu’une bonne part de ma pensée vagabonde librement. J’en fus presque à plaindre vautours et rapaces dont les pensées doivent être perturbées par l’indispensable quête de viande. Le vol était devenu pour moi la priorité de mon aventure, ma bulle de solitude sereine, mon échappée de chaque jour aux populations possessives et à la fois ce qui donnait le vrai sens à ma présence insolite parmi eux.

Mon plaisir de voler était tel que je fus presque déçu d’avoir déjà rejoint la frontière népalaise que je reconnus à un gros fleuve s’écoulant au fond d’une profonde vallée et qu’un seul pont traversait. La décision de m’y poser avait déjà été prise depuis les recommandations d’y faire tamponner mon visa que m’avaient faites les différents voyageurs rencontrés à Bir.

Je me posai un moment sur un sommet d’où je pouvais scruter calmement cette profonde et peu engageante vallée. Avant d’aller y atterrir, je me permis d’aller repérer en vol les versants népalais et pus décider d’un bon décollage pour le lendemain matin. Les montagnes y sont faites de la même roche, les arbres du même bois, les nuages de la même vapeur. Les vautours n’ont pas de passeport.

La frontière commande pourtant la vie des nombreux policiers et militaires qui peuplent le fond de cette vallée. Ils se sont acharnés sur moi sitôt mon atterrissage : je m’étais posé dans un terrain militaire interdit, j’étais probablement un espion qui avait sauté d’un avion pour prendre des photos de leurs installations. Sans permis de voler, j’étais de toutes façon en infraction. On m’expliqua aussi qu’il était interdit aux étrangers de passer la frontière à cet endroit, qu’il fallait descendre dans la jungle à 2 jours de bus d’ici pour trouver un poste frontière ouvert aux étrangers, que l’Ouest népalais était totalement dépourvu de routes, que les gens y vivaient dans la misère et sous la terreur des rebelles maoistes, qu’il était interdit pour un étranger d’y aller seul et que c’était de toute façon trop dangereux. Moment de déprime dans un hôtel désert attenant au commissariat, à la merci d’une bureaucratie policière dont j’avais l’impression d’être le jouet.

2 avril, terreur blanche, vol de 85 km.

Pendant 3 jours, les policiers m’ont inlassablement soumis aux mêmes interrogations agressives. Des hauts gradés vinrent du district tout entier pour me voir. Ils développèrent mes pellicules dans un pauvre laboratoire. La piètre qualité du développement et les négatifs rayés et salis furent un moindre mal car mes photos finirent par les convaincre que je n’étais pas un espion. La dernière réunion se termina dans la bonne humeur, la vingtaine d’officiels présents s’intéressant finalement à mon aventure, les plus durs d’entre eux me faisant même l’accolade. Ayant sans doute senti mes velléités de traversée illégale, ils décidèrent de me mettre dès le lendemain dans le bus qui partait pour le poste frontière d’où je pourrais passer légalement au Népal. Mon aventure perdrait alors tout son sens : j’étais désemparé. Je leur laissai croire que l’idée me plaisait. J’avais lié connaissance avec un ingénieur indien travaillant dans les projets d’installation hydraulique de la vallée. Avant l’aube, il me conduisit dans sa voiture jusqu’au premier départ de sentier. Je n’avais plus qu’à monter à pied sur le versant indien et traverser la frontière en vol à fond d’accélérateur, en me promettant d’atterrir le plus loin possible. Le versant népalais raccroché, je ne fus plus préoccupé que par des considérations aérologiques. La frontière redevenait totalement abstraite et secondaire. Le premier plafond assuré, je criai un bon coup et m’enfonçai vers les montagnes sauvagement hautes de l’Ouest du Népal.

Je n’avais rien mangé depuis la veille à cause d’une infection intestinale et j’étais parti sans boire, mais dans la frénésie du vol je n’avais aucune conscience de mon état de faiblesse. Je m’engageai sur une crête où un thermique très puissant me propulsa à 5000 m. En cheminant vers les plus hauts pics, je me retrouvai rapidement à 6000 m.

Alors que j’étais en train de prendre des photos, je perdis la sensibilité dans mes mains. Je me mis à les secouer et à les taper frénétiquement, pensant ainsi rétablir la circulation sanguine, en vain. Mes pieds et mes bras s’étaient engourdis aussi. Mes extrémités n’étaient plus que de lourdes masses inertes. Mes poumons me brûlaient et je ne respirais plus que par petites et rapides inspirations. D’un coup, l’excitation et l’euphorie fit la place à la terreur. J’engouffrai mes mains glaciales sous mes habits, contre mon ventre, et tentai de relever mes jambes pour rester dans une position fœtale. Je tâchai de garder le cap sous une rue de nuages qui me conduisait vers un col à l’Est, derrière lequel j’apercevais une sortie vers une vallée. Dans une aérologie venteuse et turbulente, je ne pouvais plus toucher aux commandes mais les fermetures de la voile m’indifféraient complètement. J’étais juste content de voir que j’allais passer le col, et de sentir que la circulation sanguine regagnait du terrain dans mes extrémités. J’eu une pensée pour les pauvres alpinistes qui connaissent cette mésaventure sans avoir le moyen de s’échapper aussi rapidement.

Au bout d’un long plané de 25 km je m’écrasai dans un petit village après un vilain secouage dans une brise forte. Je bus le thé chaud et les sourires qu’on me servit. Allongé sur le sol de la pièce qu’enfumait un reste de feu, j’appréciai silencieusement la chaleur de ce généreux cocon. Maintenant pour de bon au Népal, loin de la frontière, je  pensais à la tête des policiers indiens me voyant traverser en vol.

J’apprendrai bien plus tard que Philippe Nodet, parti ce même jour en vol bivouac depuis l’intérieur du pays, avait croisé ma route à moins d’une heure d’intervalle, s’enfonçant vers le Nord-Est au cours d’un vol d’anthologie de 120 km. Par la suite, tandis que je m’efforçais de regagner du terrain vers le Sud, il décidait de continuer par le Nord du Dhaulagiri. Il finit son vol bivouac dans la magnifique région du Dolpo, aux portes du Tibet, bloqué par le vent et le mauvais temps. Avant de partir, il m’avait fait part de son projet de route par le Nord. Chaque jour difficile de mon aventure, quand le vent soufflait fort ou que l’orage grondait, j’avais une pensée pour lui. Où pouvait-il être alors ? quelles aventures était-il en train de vivre ?

3 avril, cap au Sud, 74 km.

La journée fut encore très belle avec un peu de vent d’Ouest et des plafonds à près de 6000m. Refroidi par mon expérience de la veille, je pris la décision de profiter de cette belle journée pour tenter de raccrocher une chaîne plus au Sud pour ne pas avoir à franchir les jours suivants les très hautes montagnes à l’Ouest du Dhaulagiri. Il a fallu sortir le grand jeu pour raccrocher dans les brises fortes. Je me sentais agile et j’appréciais ces vols en paysages inconnus où rien n’est évident ni pourtant impossible. Il faut prendre le temps de comprendre les mécanismes de chaque nouveau massif, avancer prudemment sur quelques idées, revenir en arrière, essayer autre chose, puis enfin passer par un pilotage précis et sans faute. Tel dans un jeu vidéo géant, quelqu’un semblait avoir disposé une porte de sortie plus ou moins bien dissimulée dans chaque paysage et c’était à chaque fois une grande victoire de la franchir.

Le soir, cerise sur le gâteau, ce vol laborieux mais stimulant se termina par un paisible et long plané en compagnie de vautours avec, au bout, juste assez d’altitude pour venir atterrir vent arrière sur un haut plateau où vivaient deux petites familles rassemblées autour d’une fragile source donnant au goutte à goutte une eau trouble. Les hommes étaient absents. Femme et enfants étaient littéralement effrayés par mon apparition. Ne pouvant communiquer que par gestes, je pris tranquillement le temps de la soirée pour qu’il s’habituent à moi et se rassurent. Au soleil couchant, le plus téméraire des enfants, tout sourire édenté, habillé de guenilles invraisemblables, était assis dans ma sellette, le casque sur la tête, la voile dépliée juste derrière, ses petites mains terreuses agitant les commandes en mimant mon atterrissage catastrophe. Précieux moment de fou rire.

Leur dénuement était total, rien que le strict nécessaire à la vie. Je préférai refuser leur hospitalité et dormir dans ma voile, plus réconfortante que leur hutte minuscule et enfumée. Il y avait dans ce crépuscule une atmosphère de Petit Prince : mon aéronef posé sur cette terre brûlée, en tentant de communiquer avec ces enfants fiers et crasseux, j’avais l’impression de revivre les expériences de Saint-Exupéry.

4 avril, le piège, 73 km.

Les pièges du matin avaient été si bien déjoués et la suite du vol si rondement menée que j’en étais déjà à évaluer de combien j’allais enfin dépasser les 100 km de vol. C’était, à l’endroit où je pensais raccrocher le massif du Dhaulagiri, une très belle pente Sud-Ouest qui semblait idéalement exposée au soleil et aux brises, à la croisée de trois vallées. J’avais commencé à être alerté quand, alors que le début de la transition avait été merveilleusement porteuse, elle se termina dans une descendance incroyablement longue. Lorsque j’arrivai sur cette pente littéralement brûlante, les arbres étaient secoués de furie et mon vario affichait des valeurs négatives ahurissantes. Me fiant au bon principe selon lequel l’air ne peut descendre partout, je m’enfuis vers des pentes Nord-Est noyées dans l’obscurité. J’y trouvai une ascendance incroyablement forte qui, sur des pentes si froides, ne pouvait être qu’une confluence de brises. Au moment où je crus enfin comprendre le mécanisme des lieux, tout sembla s’inverser et je me retrouvai à nouveau à sombrer dans une empoignade aussi furieuse qu’incompréhensible. Devant tant de violence, je décidai de mettre les pouces et de poser dans le fond de vallée le moins inhospitalier. Il était encore tôt et cette mésaventure avait rempli mes veines d’adrénaline. Si je n’avais pu monter sur cette pente par le vol, je le ferais à pieds. En traversant la rivière sur une grande tyrolienne, mon doigt se prit entre câble et poulie. Je ne sais par quel miracle il n’a pas été sectionné. Arrivé sur la rive opposée, un vieil homme m’aida à faire un bandage. Il me montra en rigolant un moignon de doigt de sa main et je compris que lui n’avait autrefois pas eu ma chance en traversant la même rivière.

Après une longue et éprouvante montée, j’arrivai à la nuit devant une maison où l’on distinguait quelques personnes autour d’un feu. Je rentrai timidement à l’intérieur en éclairant mon visage de ma lampe torche et en montrant les billets que j’étais prêt à échanger contre de l’hospitalité. La surprise passée, je fus très bien reçu. Un des hommes parlait quelques mots d’anglais et il fit comprendre aux autres que c’était moi qu’ils avaient vu voler cet après midi. Ils se réjouirent à l’idée de me voir décoller le lendemain. Je crus comprendre qu’ils allaient chercher leur eau à plus de deux heures de marche. Je refusai d’en remplir ma bouteille.

5 avril, Base jump, 54 km.

Le versant Sud-Ouest de cette montagne était encore froid et je fis un premier plouf vers l’Est. Dans ma précipitation de repartir à la recherche d’un décollage, je snobai un peu les quelques paysans d’un petit hameau qui étaient accourus à ma rencontre. Le plus solide d’entre eux me suivit. Plus tard, il me fit signe de le suivre sur un autre chemin, me mimant le décollage d’un oiseau. Pourtant chaussé de ses seuls pieds nus, il descendait une pente caillouteuse avec plus d’aisance que moi. Quand, arrivé au-dessus d’une pente très raide, il me fit signe de sauter dans le vide, je compris qu’il y avait eu méprise. Préparer voile et suspentes sur cette pente vertigineuse était  délicat. La voile tombant par son propre poids, je lui montrai comment tenir, en écartant les bras, quelques caissons centraux. Quand je fus enfin prêt, debout dans ma sellette, mes pieds sur le rebord du sentier creusé au- dessus du vide, j’eus un accès de doute. Je n’étais vraiment pas sûr que la voile allait pouvoir s’ouvrir correctement. Je me tournai vers mon guide et lui fis non de la tête. Est-ce la déception sur son visage qui me décida finalement à tenter le coup ? En me lançant dans le vide je poussai un grand “ go” comme pour encourager ma voile à se déployer et à me porter. Le reste du vol fut une course contre la montre d’une cinquantaine de kilomètres dans une obscurité de plus en plus forte, avant que les premiers coups de tonnerre ne me rappellent à l’urgence de poser.

6 avril, vol de 48 km.

Cette épreuve avait consommé une grande part de mon énergie. Il me fallut tout d’abord décoller dans un pierrier parsemé d’arbres et soufflé de rafales de travers. Cela me prit bien 2 heures car les suspentes se coinçaient toujours quelque part quand ce n’était pas une bourrasque de vent descendant qui rabattait toute la voile. Quand je décollai enfin, trempé de sueur, je m’aperçus avec horreur que je n’avais pas raccroché ma ventrale. Comme pour rajouter à mon désarroi, le vent fort rendait l’aérologie furieuse. Je tentai quelques tours très inconfortables dans la turbulence pour m’éloigner du relief puis me battis sur ma ventrale avec toute la force du désespoir. A la troisième tentative, je parvins à bricoler une attache en utilisant les sangles de mon sac ventral du parachute. J’étais vidé mais j’étais encore en l’air et j’avais sauvé la journée. Le vent soufflait alors à près de 40 km/h mais quelques ascendances puissantes parvenaient à se frayer avec moi un chemin jusqu’aux nuages déchiquetés. Poussé par un vent de plus en plus fort, je franchis un dernier haut plateau d’où, à défaut de pouvoir monter dans les rafales thermiques qui ne faisaient que me reculer, je m’enfuis en plongeant sous le vent. Poussé à plus de 80 km/h contre une belle pente Nord-Ouest, je n’osais plus trop imaginer à quoi m’attendre quand ma voile fut embarquée par une puissante turbulence. Après de longues minutes de boxe, je me retrouvai à enrouler dans le plus violent thermique de ma carrière, bienheureux de m’éloigner si vite du sol et presque amusé du pantin désarticulé que je semblais être.

A l’avant de ce qui ressemblait à un énorme front, je continuai, à près de 5000 m, de monter dans un air maintenant assagi. La masse d’air humide formait un océan de nuages qui s’étendait maintenant à perte de vue sous mes pieds. J’y plongeai à la boussole, concentré sur le cap qu’il me semblait bon de suivre. Quand j’en sortis par le bas 20 km plus loin, je ne sus pas reconnaitre le paysage, je me retrouvai dans une nasse de brise et posai, après quelques tentatives d’échappée, au beau milieu d’un village perché. Fêtes, chants et danses jusque tard dans la soirée. On m’appelait l’homme ballon et on mimait mon vol. Je n’ai pas eu le courage de leur expliquer que je préférais rester au calme. J’appris que Pokhara était plus loin que je ne le croyais, bien après la vallée du Mustang. Qu’importe, j’étais content de prolonger l’aventure. Fatigue, douleur à l’épaule, infections, brûlures, coupures, genou enflé, courbatures, ampoules… : tous mes problèmes se résolvaient d’eux mêmes au fur et à mesure de mon avancée. Je me sentais fort.

7 avril, brouillard, 23 km.

Après une longue marche dans la forêt, je trouvai de quoi décoller sur le versant opposé, dans une pente caillouteuse exposée aux brises. L’air était chaud, humide et opaque. On ne devinait que rarement le soleil et la visibilité était inférieure à 5 km. Ce fut presque un miracle si j’ai pu voler presque 2 heures, alternant petits et laborieux plafonds et départs en transition vers des montagnes que je distinguais à peine. Je finis par m’échouer au milieu de la profonde vallée du Mustang, dans un gigantesque piège à brise forte. Alors que l’orage grondait déjà alentour, sous une chaleur moite je rejoignis la ville de Beni par le sentier des caravanes de sel. C’était mon premier séjour en ville depuis la frontière népalaise et je me réfugiai rapidement dans un hôtel, fuyant tout ce qui portait uniforme ou treillis.

Dans un manuel scolaire de géographie, je trouvai une carte des reliefs du Népal à l’aide de laquelle je pus établir une stratégie de vol pour rejoindre dès le lendemain les rives du lac de Pokhara que je m’étais proposé comme terminus du voyage.

8 avril, Ulysse, 42 km.

Ce matin, je montai 1400 m de dénivelé presque sans fatigue. Mes pas bien guidés par un solide sentier arpentant un ancestral paysage agricole beau à pleurer, je méditais autour d’un chant répété : “heureux qui comme Ulysse”. En voyant le ciel enfin prometteur, je savais qu’aucune épreuve n’allait pouvoir empêcher l’efficace migrateur que j’étais devenu d’arriver à destination dans la journée. Il n’y eut d’ailleurs d’autre épreuve qu’un peu de patience et de sang froid dans quelques basses couches. Bientôt, le bonheur de piloter allait laisser la place au bonheur d’arriver. Dans ma dernière transition, comme pour marquer le coup, ma drisse d’accélérateur se brisa mais je continuai en m’amusant à tirer sur les drisses à la main. Après un petit tour du bocal en compagnie de quelques biplaceurs blasés, dissimulant mon émotion, je posai incognito sur la plage de Lake-Side à quelques mètres des écoles de parapente, des hôtels, des bistrots et des boutiques pour touristes.

Affalé à une table et sirotant un bon jus de fruit, je crois que je m’ennuyais déjà d’être arrivé.

21 avril, demi tour, 210 km en 7 jours…

Un matin, le brave Freddy frappa à ma chambre pour me dire que le ciel était bleu et qu’il partait à pied au déco. Je bourrai rapidement toutes mes affaires dans mon sac, achetai quelque piles et partis vers le décollage. L’excitation du voyage me galvanisait à nouveau. Je n’étais plus ce vieux touriste épuisé, mou, malade et ennuyé, j’étais à nouveau un oiseau migrateur et je montais la pente à m’en exploser cuisses et poumons.

Le plafond était tout juste suffisant pour raccrocher les premiers contreforts du massif de l’Annapurna. Le ciel se bouchait très rapidement mais je mis à voler toute l’énergie de ma santé retrouvée. Quand je posai finalement dans un village perché sous un ciel transformé en soupe au lait, j’avais rageusement parcouru 70 km, sautant sur les taches de soleil, m’engouffrant dans les masses nuageuses, me jetant dans les cols. La routine de l’accueil chaleureux des villages reprenait. J’étais redevenu quelqu’un de très important ; j’étais de nouveau entouré de sourires ; je ne me sentais plus ni malade ni fatigué.

Chacune des six journées de vol qui suivirent fut un défi au ciel bouché du matin, aux plafonds bas et aux orages de l’après midi. La situation se détériorait irrémédiablement avec l’approche de la saison humide mais je conservais ma combativité.

Il y eut la très longue glissade matinale dans le brouillard au ras des gens, suivie d’un raccrochage sur une tache de soleil miraculeuse ; les longues et patientes dérives dans les bulles faibles des basses collines ; les cheminements originaux dans les brises et confluences pré-orageuses ; le tout petit plouf juste avant l’orage ; les derniers petits vols où la simple montée en thermique était déjà une victoire. Il y eut encore des décollages scabreux. Un jour, alors qu’il ne me manquait que quelques mètres pour passer un col, je posai dans la pente et réussis, grâce à une vingtaine d’enfants, à redécoller dans la brise forte et les broussailles noires d’une colline incendiée. Un autre matin, je ne trouvai aucun autre endroit pour décoller qu’une petite falaise au milieu de laquelle on pouvait installer la sellette sur un petit carré d’herbe. J’attachai la voile en l’air contre la falaise à l’aide du haut des suspentes A enroulées autours de petits branchages qui se brisaient quand je tirais énergiquement. J’y cassais quand même deux suspentes de stabilo. Un autre fois, un arbuste un peu trop gros pour être facilement scié gênait mon envol. Trop optimiste sur ma trajectoire de décollage, je le percutai et le déracinai, me laissant finalement la voie libre pour la seconde tentative.

J’eus plus de confort dans mes atterrissages, excepté un. Après m’être fait quelques frayeurs avec des fermetures accélérées qui restaient bloquées à cause d’un tour de sellette, je posai à reculons dans la brise dantesque pré-orageuse d’une étroite vallée et terminai heureusement en douceur dans une rizière au milieu des arbres.

Il y eut de longues montées dans les sentiers des collines sédimentaires, heureux de sentir la belle mécanique de la marche fonctionner à merveille ; un fond de vallée complètement perdu et sans aucun sentier où je croisai quatre hommes portant un mort dans une civière ; des traversées de rivière à pieds, l’eau jusqu’au nombril, le fond du sac baignant dans le courant qui manquait de me faire basculer ; l’hospitalité des paysans ; les haltes reposantes dans les petites villes perdues de Trisuli et de Malemshi. Il y eut un incroyable et permanent contact avec les populations survolées. Les montagnes étaient si peuplées et je volais si bas que j’entendais sans cesse la clameur des gens. Mes seuls moments de calme étaient dans le nuage, quand plus personne ne me voyait. Parfois, je passais une bonne demi-heure tendu à travailler de timides bulles au ras d’accueillantes pentes agricoles. Comme si j’avais tapé dans une fourmilière, il se formait alors une foule grouillante et hystérique. Il y avait ceux qui couraient sans cesse au-dessous de moi ou vers des champs qu’ils auraient voulu être des atterrissages, ceux qui couraient pour s’échapper avec des cris de terreur, les écoliers qui criaient sifflant et gesticulant, ceux qui de leur maison me faisaient des grands signes d’invitation à descendre en me montrant la tasse de thé, ceux plus rares qui restaient silencieux, le visage imperturbablement tourné vers moi. Parfois, ils avaient raison de moi et je finissais par poser. C’était pour eux une grande victoire qu’ils fêtaient en me recouvrant de cris. Car la majorité pensaient en me voyant que mon véhicule était comme une sorte de ballon dirigeable avec lequel je pouvais faire exactement ce que je voulais, descendre, monter, tournoyer, atterrir et décoller librement de n’importe où. Je crois qu’ils percevaient mes points bas comme une amicale provocation. Nous ne nous comprenions jamais vraiment. Quand je posais à la suite d’un misérable petit vol, c’était presque décevant de voir le même enthousiasme des foules que si j’avais posé après toute une journée de voyage.

Je me méfiais toujours des autorités. J’avais toujours le souci de partir tôt le matin, d’avancer plus rapidement que la nouvelle de mon passage. Mais un soir, il y eut des policiers qui nous réveillèrent, mon hôte et moi, en pleine nuit pour regarder mon passeport, savoir pourquoi j’étais là, m’indiquer qu’il était interdit de marcher seul au Népal et que la forêt était dangereusement infestée de tigres ; la promesse non tenue d’aller les voir au commissariat le lendemain matin et l’envol avant qu’ils ne reviennent. Pour finir, il y eut un vol de 20 km sous un ciel noir et après une longue marche sous la pluie battante au fond d’une vallée perdue, une petite ville providentielle avec une route et le dernier bus pour Kathmandu. Il fallait se rendre à l’évidence : la saison des pluies arrivait.

Tout en parcourant les mille kilomètres qui me séparaient des premiers contreforts de l’Everest, j’avais déjà largement dépassé mes vagues objectifs initiaux. Apaisé, assis dans le bus qui m’amenait vers la ville, je fus témoin, au travers de la vitre ruisselant d’eau, de la jubilation des paysans enfin récompensés de leur difficile travail. Je les vis s’affairer partout, sous la pluie battante, le long des pentes sculptées de terrasses.

Pour la première fois depuis plus d’un mois je regardais défiler le paysage sans plus me soucier du soleil, de la pluie, de la brise, des vallées et du par où passer pour aller où : l’aventure était terminée.