Aventure himalayenne

Froid, concentration, angoisse, excitation, euphorie…

Nous nous sommes rencontrés à Bir (partie indienne de l’Himalaya) il y a quelques années. Christophe, le pilote pro de tout ce qui est pilotable (avion, hélicoptère mais aussi bateaux de grand tonnage), calme, plutôt ironique, joueur aimant le risque bien calculé.
Hans, cuisinier top niveau et chef d’entreprise à l’Ile Maurice, beaucoup plus émotionnel.
Christophe et Hans partagent la passion du parapente en haute montagne.
Notre amitié a commencé par l’échange de photos. Puis on a commencé à ébaucher des plans et… une petite équipe de parapente est née. Le plan : voler de Bir Billing jusqu’à la vallée de Kullu, rester quelques jours chez nos amis de Solang, puis voler du Rohtang Pass pour atteindre les hautes montagnes…


Jour 1. De Bir à Solang

Pas très bien dormi. Mixte d’excitation et d’angoisse. Suis-je bien prêt ? Matos, expérience, forme, tout ça ne m’inquiète guère. Mon point faible, c’est plutôt mon état mental. Mes exercices de yoga du matin m’aident beaucoup. Lors du petit déjeuner briefing, Christophe nous présente un parcours en 12 points sur la carte ! On s’accorde sur les échanges radio, Aaron (un ami pilote australien), et Guttam (professionnel du vol en tandem de la vallée Manali) se chargent des bagages et nous suivront par la route. La matinée est bien agitée, pas de temps pour réfléchir sur les émotions… On va au déco !

A 10h, les conditions au déco de Billing ne sont pas encore propices à notre plan. Assis sur une banquette en bois près de la fameuse petite cantine au-dessous du déco, on se relaxe en savourant du massala tchai (thé au lait épicé). Les premiers pilotes enroulent dans le ciel éblouissant en compagnie des vautours. A notre tour.

Encore un peu nerveux je traine tout en regardant Christophe qui décolle avec du vent de travers et commence à zéroter près du déco. Hans décolle à son tour et bientôt tous les deux sont au-dessus du déco. A mon tour, l’aventure commence !

Christophe est le premier à se retrouver au sommet de Billing (3300m) pour basculer vers les premiers grands reliefs au nord. Hans m’attend au sommet du thermique et nous basculons ensemble.

A Billing, les montagnes sont pleines de vie : forêt épaisse, chèvres, singes, vautours… mais nous sommes maintenant à une altitude ou le monde minéral prédomine, le long d’une crête longue et pointue. Nous voilà bientôt à 4000 mètres dans le pays de l’herbe rousse et des cailloux géants dispersés dans des combes abruptes. Hans, vigilant aux commandes de sa LM5, est toujours à vue. Christophe est déjà deux sommets plus loin !

 »Ici Alex, altitude quatre-trois, on est au point 2 en visuel avec Hans ». C’est le point de non retour et nous nous enfonçons dans les deep backgrounds. La vie sauvage est restée loin au-dessous. Ici ce ne sont que pierres grisâtres, reliefs menaçants et les premières taches des glaciers déchirés par des crevasses, les ombres des nuages capricieux. L’air change aussi : la lumière est éclatante et il fait froid. Un thermique puissant nous propulse vers la base d’un cumulus gris-lilas en formation à 5300m au-dessus d’un pic. Le panorama himalayen, à la fois connu et stupéfiant, s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres. Le déco de Bir est bien derrière nous.

Maintenant on peut vraiment évaluer les conditions, comprendre si on pourra atteindre le but ou non. Coup d’oeil sur les nuages alentours… La base n’étant pas vraiment haute (5300), on ne pourra pas avancer par le Makori Jot vers les cimes encore plus hautes qui forment la voie la plus courte mais la plus périlleuse vers le Rohtang Pass et Solang, notre but d’aujourd’hui. On prend plus à l’Est, par une voie plus classique.

Christophe est loin devant. Avec Hans toujours près de moi, nous ne le voyons plus. Précis et ponctuel comme une montre Suisse, il annonce régulièrement sa progression : il est déjà en finesse de la vallée de Kullu ! En transition à 5000, je m’excite à la vue du Makori Jot, « le pic des termites ». Encore un gain qui fait crier nos varios, et soudainement je tombe en panne de GPS : pas grave, la route devient évidente… sauf peut-être pour l’atterro!


En approche de la vallée de Manali, les paysages deviennent de plus en plus enivrants. Les pics à 6000 se rapprochent, champs de glaces immenses, lacs turquoises dans le chaos des pierres… Les conditions commencent à se dégrader mais on vole haut et avec le vent de dos la finesse est énorme, nous pouvons savourer tout ce qui nous entoure. Hans prend quelques photos mais voilà qu’on se retrouve dans un courant descendant qui m’inquiète. Au premier barreau, on se rapproche visiblement de relief… mais ça passe ! La vallée de Manali nous accueille par le scintillement doré de la rivière Bias, 2000 mètres en dessous de nous.

Ce n’est qu’en arrivant au but que je réalise à quel point ce vol m’a épuisé. Avec notre altitude, encore supérieure à 4000m, il est très facile d’atteindre le Rohtang Pass ou de basculer vers les faces Est de la vallée qui sont encore bien ensoleillées. Mais la fatigue est là et, sans le GPS qui devait me mener à l’atterro de Burva, je ne parviens pas à le distinguer visuellement. Il me faut donc trouver l’atterro de Solang, plus visible. Christophe (toujours pas visible mais bien présent à la radio) explore les bords Est de la vallée, Hans est aux alentours de Rohtang Pass, que je peux voir juste en face de moi mais sans envie d’y aller. La lumière de l’après-midi souligne les contours pointus des sommets de Pir Panjal qui est a portée de vue. Plus au Sud, les cumulus soudés sont bien couchés par le vent d’Ouest qui nous a beaucoup aidés sur le parcours. On est presque au but. Solang se dessine pas loin de moi. D’innombrables biplaces font des « joy rides » (vols très courts en tandem) ou du soaring le long de la pente couverte de sapins. L’approche est un peu technique car ça monte encore, même à 20m/sol ! Après quelques minutes de « presque soaring » je touche enfin le sol en évitant les biplaces partout présents.


Il fait plus froid qu’à Bir car on est 1000 mètres plus haut. Des biplaceurs locaux se rapprochent et engagent la conversation. Un bon moment pour partager mes émotions… mais, que dire ? Un épuisement total m’envahit, état normal après un si grand vol, intense, extraordinaire. Je suis heureux de me retrouver sur terre, de respirer l’air plein d’odeurs des sapins…

Il commence à neiger sur la haute montagne que nous venons de parcourir : ambiance presque hivernale. Christophe et Hans ont posé un peu plus bas dans la vallée. Un diner sans se presser dans Manali, « le Chamonix Indien » comme dit Christophe. On fait des plans pour le lendemain… Mais la fatigue nous envahit.


Jour 2. Hanuman Tibba, Mukar Beh

Nous passons la nuit dans la maison de notre ami Gutam. Soirée avec de longues conversations et beaucoup de masala tchai… Demain nous tenterons d’atteindre le Hanuman Tibba, à presque 6000m.

Je me réveille tôt. Lors de mon yoga matinal, je me sens beaucoup mieux qu’hier. Après s’être dépassé, on redéfinit les marges de sécurité, on change la perception des risques. La fatigue mentale se dissipe dans la lumière chaude du soleil matinal. Je suis heureux d’être ici. Et fier de notre réussite collective.

Burwa est un petit village étonnant. Le rythme de vie y est plus au moins défini par l’activité de vol libre. Parmi les quelques centaines d’âmes qui vivent ici, il y a environ 200 pilotes biplaceurs ! Vers 9h, nous nous regroupons près de la boutique de parapente pour monter au Rohtang Pass.

Mes amis russes m’ont averti des vents de pente qui peuvent dépasser 50 km/h. Gutam nous a aussi parlé du vent catabatique très fort qui s’installe en quelques minutes si la pente de Rohtang n’est pas assez bien ensoleillée.
20 minutes plus tard, on débarque près du déco biplace au milieu de la pente de Rohtang. Ambiance haute montagne plus au moins civilisée : la route aux camions et autobus pleins de touristes, les maisonnettes à côté de la route, le tout à 3600m. Sous le soleil violent on se sent bien chaud mais les premiers coups de brise naissante sont glacés. Pas le temps de trainer, il est temps de grimper au déco, 150 mètres plus haut.

A 3800m, avec nos sacs, nous grimpons lentement la pente, essayant de bien respirer.

Nous sommes très concentrés : on va décoller de presque 3900 mètres dans une ambiance hostile mais enivrante. Christophe, toujours le plus actif, et je le suis. On longe des combes caillouteuses, on gratte les arêtes exposées au vent… et bientôt, avec 200 mètres de gain, on quitte déjà « la zone de vie » et le paysage devient plus sauvage : pierriers, petits lacs, premières taches de neige… On est déjà plus haut que le Rohtang Pass, et le paysage côté Nord, aride et sévère, se révèle à nos yeux. Il est temps de tracer notre parcours.

Plus tard, en débriefing, nous comprendrons l’erreur que nous avons faite avec Hans : novices dans cette vallée, nous avons confondu le Hanuman avec un autre pic, le chêne de Pir Panjal: le Mukar Beh dont l’approche était très logique. Atteindre le Hanuman Tiba est beaucoup plus difficile, mais cela n’a pas empêché Christophe d’y aller.

Le premier vrai thermique nous monte haut, à 5500m. Le panorama est tellement impressionnant que je perds quelque minutes sans pouvoir prendre de décision sur mon vol. A l’Ouest, une longue crête, fine comme une lame, avec des faces Sud vertigineusement tombantes au fond de la vallée. Au Nord, c’est plutôt Tibet que Inde. Les cimes dessinent des lignes presque droites, avec des arêtes pointues. Des énormes espaces gris-roux couverts de poussière et de sable à plus de 3000m. Les nuages à la blancheur éblouissante dans un ciel bleu indigo… Le paysage est sauvage et cruel, effrayant et beau à la fois, calme mais rempli d’une énorme force. Loin au-dessus de moi, Christophe fonce vers Solang, une solution qui me parait étrange car, je ne vois qu’un seul but : un pic beaucoup plus à l’Ouest qui domine toute une crête ensoleillée. En granit sombre, presque noir, avec de fines lignes de neige soulignant son cône, on dirait un diamant. Sans hésiter, nous fonçons avec Hans vers la crête menant au pic.

Les pentes sont abruptes avec de la glace dans chaque combe. A hauteur de la crête nous sommes toujours largement en finesse du fond de la vallée de Kullu, mais nous souhaitons rester le plus haut possible au-dessus de ce mur abrupt et menaçant. Un thermique bien fort me propulse à la base des nuages qui s’inclinent sous le vent d’altitude. Coup d’oeil sur le vario : 5985m ! Soudain je rentre dans un cisaillement bien marqué. Quelques contres énergiques à presque 100% d’amplitude des commandes. Je respire profondément l’air glacé, je touche les barbules, je lutte… mais hélas, pas de 6000… trop difficile dans ce type de conditions. 

Il est temps de ré-evaluer la situation. Christophe, agacé, ne comprend pas où nous sommes. Beaucoup de communication par radio. On donne les repères, l’altitude, le cap… Hans est beaucoup plus bas, mais plus loin à l’Ouest, bien visible. Christophe est dans les pentes de l’Hanuman. Lentement je m’approche des crêtes menant au pic qui m’attire. Malgré les reliefs menaçants l’air est étonnement calme. La brise légère commence à me soutenir, mais sans turbulences marquées. J’atteins enfin le glacier sous la pyramide sombre du pic. Joie: sur une crête plus Sud-Ouest on aperçoit Hans! Les brises nous mènent maintenant vers le sommet. Mais, comme hier, la météo commence à se détériorer. Il y a du gris partout, et on aperçoit déjà les rideaux déchirés de virgas. Il nous faudrait 20 minutes pour atteindre le sommet mais le jeu devient trop risqué.

 »Hans, ici Alex, altitude cinq cinq, je pense qu’il est temps de basculer vers la vallée! »

 »Hans pour Alex, reçu, d’accord, on y va! »

Demi-tour, on glisse déjà dans l’air calme vers les taches de soleil vaguement visibles au fond de la vallée de Kullu. Crevasses turquoises du glacier, granits froids et hostiles, beauté sauvage qui nous emplit… En s’éloignant de la cime on se retrouve très haut au-dessus des reliefs. Hans est à côté de moi. La fin du vol promet d’être facile, mais la fatigue et le froid m’attaquent soudainement. On est encore à plus de 5000m, et la sensation de froid est liée au manque d’oxygène. En quelques minutes je me sens sérieusement gelé. Pas grave, il ne nous reste qu’un long plané vers l’atterro. Je tremble. Je tente de me distraire en faisant des photos mais mon appareil refuse de fonctionner à cause du froid. Dommage c’est magnifique… on gardera tout ça en mémoire pour toujours. Hans, peut-être un peu euphorique et sous hypoxie, fait des déclarations d’amour à tout le monde. Je suis trop gelé pour partager son ravissement mais je le comprends vraiment bien…


Christophe aussi a fait demi-tour vers la vallée. On retourne dans le monde des vivants. Hans, au-dessus de moi, fait des spirales. Notre atterro est ensoleillé mais plus au Sud l’ombre grandit déjà. On se regroupe dans l’air tiède plein de bulles thermiques.
Comme hier, nous sommes tous les trois épuisés. Mais aujourd’hui c’est pire. Mes émotions sont excessives, bondissant de la rage aux délices. J’ai dépassé mes limites. Après cette explosion émotionnelle, l’apathie m’envahit. Il nous faut beaucoup de temps pour plier les voiles et ranger le matos dans nos sacs. Lentement, on va à pieds vers la maison de Gutam où la chaleur du foyer, un bon repas et une discussion arrosée de masala tchai nous attendent.

Alexei Tarasov